viernes, 30 de noviembre de 2012

Mafia Russe. Riviera monténégrine Mafia flouze


Grand angle. Depuis l’indépendance, en 2006, villas et hôtels envahissent la côte du Monténégro. Des projets financés par des fonds troubles russes. Pour le plus grand profit des politiques, au pouvoir depuis vingt ans.
L’odeur des grillades a depuis longtemps recouvert celle des pins. Des airs de musique s’échappent de chaque kiosque à pizza, chaque restaurant et chaque guérite de loueur de transats. De gigantesques panneaux, en anglais, en allemand, et surtout en russe, attirent les chalands. Tout l’été et même au début de l’automne, la petite station balnéaire monténégrine de Budva vibre comme une foire permanente. A quelques pas de là, la pittoresque vieille ville fortifiée résiste difficilement au sans-gêne des promoteurs immobiliers. Un hôtelier a entrepris de s’étendre aux dépens des remparts, un café huppé a privatisé le minuscule espace qui sépare le mur extérieur de la jetée. Coincé contre la falaise, le très chic hôtel Avala s’est paré d’une façade de verre sombre. Tout près de lui, le plus ancien hôtel de la région attend d’être démoli afin de laisser place à un édifice plus grand et plus haut. Casinos et boîtes de nuit attirent une foule bariolée où politiciens, hommes d’affaires et mafieux se côtoient.
 
Avec sa plage de plusieurs kilomètres, la perle du Monténégro était destinée à être un haut lieu du tourisme de luxe. Elle est devenue le paradigme des maux qui affectent un des derniers nés de l’éclatement yougoslave : corruption, blanchiment, clientélisme, imbrication entre mafias et institutions. Des phénomènes favorisés par le maintien aux commandes de ce micropays - grand comme deux départements français et moins peuplé que Marseille - de l’équipe qui le dirige depuis le début des années 90. Le fringant Milo Djukanovic, 51 ans, ex-président (1998-2002) et ex-Premier ministre (1991-1998, 2002-2006 et 2008-2010), rappelé pour conduire la liste de la coalition au pouvoir aux dernières législatives, le 14 octobre, a remporté le scrutin, de justesse cette fois.
Avant l’indépendance du pays, le tourisme monténégrin était peu développé. La guerre en ex-Yougoslavie (de 1991 à 1999) avait longtemps éloigné de l’Adriatique les vacanciers européens. Ils ne sont revenus qu’après la séparation de la Serbie et du Monténégro. Avant la guerre, à l’exception de l’île-hôtel de Sveti Stefan prisée des diplomates et des expatriés, il n’y avait que des touristes locaux, amateurs de nature et de plaisirs simples. Le tremblement de terre de 1979, qui avait ravagé le littoral, avait dissuadé les investisseurs. Conformément aux recommandations des experts, un seul village de vacances, faits de petites maisons basses, avait été construit au bord de la plage de Budva, là où cinq hôtels avaient été soufflés par le séisme.
C’est peu avant l’indépendance, en 2006, que les premiers grands projets de l’industrie touristique ont été élaborés, grâce à l’argent trouble d’investisseurs venus de Russie, sans que l’on sache s’il s’agissait de fonds russes ou monténégrins. Les hôtels existants ont été privatisés, d’autres ont été construits ou reconstruits. Villas et appartements ont poussé comme des champignons là où il y avait autrefois des champs et des oliveraies. Les petites maisons de vacances ont gagné un, voire deux étages. «Les villageois ont vendu les terrains qui appartenaient depuis des siècles à leurs familles. Budva était alors appelé la ville des millionnaires. Ces nouveaux riches ont joué au casino et ils ont tout perdu», raconte Branka Plamenac, la correspondante de l’hebdomadaire d’opposition Monitor, qui multiplie les enquêtes sur l’urbanisation sauvage du littoral et s’inquiète de voir pousser des immeubles de plusieurs étages.

Un orchestre payé 500 euros la chanson

Comme dans beaucoup de pays européens, la crise de 2008 a mis un terme au boom de l’immobilier et entraîné le retrait, souvent pour cause de faillite, de nombreux investisseurs. Comme le groupe russe Mirax, propriété de l’excentrique milliardaire Sergueï Polonski qui construisait à l’entrée de la baie, sur la pointe de Zavala, des villas de trois étages formées d’appartements de luxe disposés en cascade. Cas rare, l’affaire a fini cet été devant la justice. Les travaux avaient été lancés par une entreprise appartenant au clan de l’homme fort de Budva, Svetozar Marovic, le vice-président du Parti démocratique des socialistes (DPS, au pouvoir).
Première famille de Budva, les Marovic ont accompagné le clan Djukanovic dans sa conquête du pouvoir dès les années 90. Dernier président de l’Etat commun Serbie-et-Monténégro, Marovic, un homme à l’allure élégante, s’est replié dans son fief. C’est là, dans le plus luxueux des hôtels du littoral, le Splendid, qu’il a marié sa fille au printemps, dans une robe de la styliste américaine Vera Wang, avec 400 convives et un orchestre payé 500 euros la chanson (le salaire mensuel moyen est de 479 euros)… Trois ans auparavant, le seigneur de Budva avait déjà irrité l’opinion en mariant son fils Milos pour une somme estimée par les médias à un demi-million d’euros.
Commencées sans permis de construire, les villas du cap Zavala n’ont pas été achevées, et de nombreux acheteurs poursuivent les promoteurs devant la justice. Le financement de l’ensemble n’a jamais été transparent. Reconnus coupables de malversations au détriment du budget de la commune dans la construction de ce complexe touristique, l’ancien maire de Budva, Rajko Kuljača, et son adjoint, Dragan Marovic, frère de Svetozar, ont été condamnés au début de l’été à respectivement cinq et quatre ans de prison.
Pour les mauvaises langues, cet épilogue judiciaire était le signe de la mésentente entre le camp Marovic et le clan Djukanovic. La dispute était passagère : les deux hommes ont refait alliance pour les dernières élections. Il faut dire que les Djukanovic sont au moins autant impliqués dans les affaires immobilières de Budva que les Marovic. Leur Zavala à eux, c’est l’hôtel Avala, détruit puis rebâti en hauteur, sans permis de construire, à proximité immédiate de la vieille-ville. C’est dans cet hôtel, depuis lors légalisé, que séjourne Djukanovic quand il vient sur la côte. Officiellement, l’établissement appartient à la compagnie britannique Beppler & Jacobson, gagnante en 2004 d’un appel d’offres arbitré à la Cour suprême par la juge Ana Kolarevic, sœur du président Djukanovic. Quelques années plus tard, cette magistrate aux allures de diva, devenue avocate d’affaires, s’est présentée comme la représentante juridique de Beppler & Jacobson. Une situation dénoncée par le Mans (Réseau pour l’affirmation du secteur non gouvernemental) qui a annoncé, en avril, avoir trouvé des documents prouvant que l’hôtel Avala avait été vendu 3,2 millions d’euros en dépit d’une offre danoise concurrente de 7,5 millions d’euros.
Ce ne sont pas les seuls scandales mettant en cause les grandes familles monténégrines. Une récente enquête de la BBC réalisée en coopération avec l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project, une ONG regroupant médias et centres de recherche sur la corruption en Europe de l’Est et ex-URSS) avait dévoilé les liens entre le clan Djukanovic et la Prva Banka, sauvée in extremis de la faillite par l’Etat en 2009. Propriété d’Aco Djukanovic, frère de Milo Djukanovic, qui l’a privatisée en 2006, la banque, qui fonctionnait avec des dépôts d’argent public, a, selon les enquêtes journalistiques basées sur des documents d’audit, accordé des prêts importants à des proches du pouvoir à des conditions particulièrement intéressantes. La plupart des prêts ont été délivrés pour des projets immobiliers. Parmi ces derniers, 5 millions sont allés au projet Zavala, alors sans permis de construire, et 2 millions à un parc aquatique également situé à Budva, qui n’a jamais vu le jour mais continue de grever le budget de la mairie.

Des privatisations frauduleuses

Les Djukanovic sont au centre de tout ce qui se fait ou se défait au Monténégro. Le patriarche du clan a même des actions dans une université privée, et chère, à Donja Gorica, près de Podgorica, une institution qui travaille avec des enseignants de poids, comme le Premier ministre sortant, Igor Luksic, jeune - 36 ans - et brillant économiste, polyglotte et féru d’Internet, préparé à prendre la relève de l’ancienne équipe. Des médias étrangers ont évalué la fortune de Milo Djukanovic à 10 millions d’euros, ce que l’intéressé, malgré son goût pour les tenues de prix, nie farouchement.
Alors que l’Union européenne vient de déclarer ouvertes les négociations d’adhésion du Monténégro, deux ans seulement après le dépôt de sa candidature, la plupart des opposants considèrent leur pays comme un Etat mafieux. Dans la petite maison qui abrite l’ONG Mans près de Podgorica, l’énergique Vanja Calovic s’indigne à la lecture des faits divers. «Alors que nous sommes le pays d’Europe avec le plus grand nombre de policiers par habitant, nous ne sommes pas capables d’arrêter des criminels», déplore-t-elle, racontant comment les deux plus importants narcotrafiquants de la région ont encore échappé à la justice. «Pendant la guerre, la police a collaboré avec le crime organisé, italien notamment, pour contourner les embargos, laissant passer vers l’Italie les cigarettes de contrebande en échange de produits de première nécessité, ajoute-t-elle. Ce qui se passe dans notre pays montre qu’on ne peut pas coopérer avec la mafia italienne sans se salir les mains.»
Dans son rapport annuel, la Commission européenne n’a certainement pas oublié de noter que le Monténégro doit «mieux faire» dans les domaines de l’Etat de droit et de la lutte contre le crime organisé et la corruption. Mais cette appréciation semble presque bienveillante comparée à la sévérité des critiques que la société civile adresse au régime. Le chômage (20% de la population de ce pays de 650 000 habitants) et les bas salaires sont les principales causes de mécontentement. Depuis l’an dernier, le pays a aussi ses Indignés. Comme dans le reste de l’Europe, jeunes, chômeurs ou ouvriers victimes des privatisations frauduleuses descendent dans des rues jusque-là tranquilles pour dénoncer la corruption. «Ici, d’habitude, on ne se soulève pas, car chacun a un jour violé la loi, ne serait-ce que pour rajouter un balcon à sa maison. C’est la première fois, dit Vanja Calovic, que les gens ont compris que, s’ils en ont moins dans leurs poches, c’est que quelqu’un d’autre s’est servi.»

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